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Le
syndicalisme alternatif
Une
précision sémantique d'abord : pourquoi avons-nous choisi le
terme de syndicalisme " alternatif ", qui n'a pas vraiment cours en
France et nous vient d'Italie ?
Ici en effet, on parle plus volontiers de
syndicalisme " unitaire ", " solidaire ", " démocratique
", " révolutionnaire ", voire d'" anarcho-syndicalisme
". Or bien souvent ces dénominations sont contredites par des pratiques
de chapelle, magouilleuses, hiérarchiques, corporatistes ou politiciennes
- n'ayant rien à envier à celles des syndicats institutionnels -
qui ne laissent entrevoir aucun rapport entre la lutte d'aujourd'hui et l'hypothétique
société libérée de l'exploitation de demain. En fait,
ces dénominations diverses renvoient surtout à l'image que certains
syndicats non (ou pas encore) institutionnalisés veulent donner d'eux-mêmes
et, en cela, relèvent surtout de la " communication " (la propagande,
disait-on autrefois…). Elles sont éminemment subjectives et ne nous aident
pas à comprendre le nœud de contradictions auquel est confrontée
toute tentative d'assurer la défense des intérêts et aider
à l'organisation autonome des travailleurs dans une société
qui a tendance à tout intégrer et qui détruit ce qu'elle
n'arrive pas à intégrer.
Le terme " alternatif " nous
a donc semblé plus pertinent pour parler d'un ensemble complexe de regroupements
dont le seul point commun est de se démarquer des syndicats déclarés
représentatifs et reconnus comme partenaires par l'Etat et le patronat,
partenaires supposés se montrer " responsables " en échange
de cette reconnaissance institutionnelle et financière - en un mot, les
syndicats que nous avons choisi d'appeler " institutionnels ". En d'autres
termes, la délimitation du champ d'investigation qui fait l'objet de ce
dossier s'est faite en fonction d'une réalité objective, celle des
mécanismes institutionnels à l'œuvre dans ce pays, donc indépendamment
des intentions et de la bonne ou mauvaise foi des militants. Celles-ci, en revanche,
font partie des éléments à prendre en compte pour comprendre
ce qui se joue sur le terrain que nous avons choisi d'explorer.
C'est d'ailleurs
dans cette logique que nous avons choisi d'exclure de notre champ d'investigation
les oppositions syndicales présentes au sein des syndicats institutionnels
: leurs présupposés, les problèmes auxquels elles sont confrontées,
leurs modes de fonctionnement nous semblent a priori différents. En revanche,
nous aimerions leur consacrer un dossier spécifique dans un prochain numéro.
Notre
démarche
C'est à l'origine dans le prolongement de la réflexion
amorcée dans le numéro 1 de la Question sociale sur le mouvement
de 2003 que nous avons été amenés à nous pencher sur
la question syndicale. Notre idée de départ était alors de
mettre autour d'une table des syndicalistes de différentes obédiences
qui y avaient joué un rôle actif dans leurs différentes régions
pour les faire dialoguer et confronter les points de vue. Des difficultés
pratiques, conjuguées au refus de participer de militants de la CNT-F sollicités ,
nous ont amenés à y renoncer. Mais l'idée de réfléchir
à l'état du syndicalisme aujourd'hui nous est restée.
Toutefois,
lorsque nous avons entrepris d'aborder la question pour le dossier du numéro
2 de la Question sociale, nous nous sommes rapidement rendu compte qu'il était
difficile de traiter dans un même dossier des grands syndicats inscrits
de longue date dans le jeu institutionnel et des syndicats dont la naissance même
était motivée par une réaction à l'institutionnalisation
croissante des premiers. Nous avons donc décidé de scinder notre
dossier en deux, " syndicalisme institutionnel " d'abord, " syndicalisme
alternatif " ensuite.
Si nous avons choisi la forme des interviews dans
ce deuxième volet, c'est parce que c'est la seule façon que nous
avons trouvée de récolter des impressions et des éléments
de réflexion auprès de militants investis surtout dans l'action
concrète, sachant que le travail d'écriture a le défaut d'être
très sélectif et d'exiger du temps pour le recul réflexif,
qui peut être très long.
Nous n'avons pas prétendu faire
un travail exhaustif, représentatif de la réalité de ces
syndicats, mais simplement ouvrir une réflexion (forcément partielle)
à partir de l'expérience de quelques individus qui ont milité
un temps, ou militent encore, à l'intérieur de ces organisations.
Nous ne nous sommes attachés à l'histoire personnelle des militants
interviewés que brièvement, dans la mesure où elle éclaire
leur démarche syndicale. Ce qui nous intéressait, c'était
de voir comment ils percevaient les problèmes, les contradictions, les
éléments positifs et négatifs de l'expérience syndicale
à laquelle ils avaient participé ou participaient encore.
S'il
est vrai que - dans la logique de notre volonté de promouvoir le débat
critique dégagé de tout esprit de chapelle - nous nous sommes plus
facilement adressés à des militants ayant pris un certain recul
critique par rapport à leur organisation (qu'ils aient fini par la quitter
ou simplement par regarder les choses avec circonspection), on rencontrera aussi
dans ce dossier des réflexions de militants restés en position de
forte adhésion, dont le souci est surtout d'expliquer et justifier les
choix et la démarche de leur syndicat. L'une et l'autre attitudes nous
ont paru significatives, l'idée étant de fournir le maximum d'éléments
de réflexion au lecteur. Précisons toutefois que les positions des
interviewés n'engagent qu'eux-mêmes, et qu'il n'y a pas lieu de voir
dans ces différences le reflet d'un penchant plus marqué de la rédaction
pour telle organisation plutôt que telle autre. Bref, nous déclinons
toute responsabilité...
Nos
interrogations de départ
En ouvrant ce dossier, nous nous posions,
en termes encore vagues, trois grandes séries de questions :
I.
Quel type de syndicalisme différent se proposaient de faire ceux qui ont
quitté les grandes confédérations pour construire leur propre
outil syndical ?
Sur ce premier point, il nous a paru évident de faire d'emblée
une distinction entre la constellation SUD et les CNT :
a) Chez les SUD, aucun
lien n'est établi a priori entre la forme organisationnelle à créer
et le projet de société des militants révolutionnaires qui
en sont à l'origine : l'outil syndical est postulé neutre. D'ailleurs,
la part de la contrainte des circonstances (expulsion ou menace d'expulsion des
syndicats institutionnels) a été souvent plus forte que celle du
projet dans le choix de construire un syndicat autonome - c'est vrai notamment
pour le plus grand et le plus vieux d'entre eux, SUD PTT. Un usage est donc fait
sans réserve des outils syndicaux offerts par le système, l'exigence
de " solidarité, unité, démocratie " ne renvoyant
pas tant à des pratiques différentes - même si elle évoque
une forme de défiance vis-à-vis des pratiques bureaucratiques -
qu'à un état d'esprit .
B) Dans les CNT, par héritage historique, un lien est postulé
entre la forme syndicale et le projet d'une " autre société
". Du coup, il s'agissait plutôt pour nous de comprendre comment s'articulent
l'exigence d'une défense cohérente des exploités et le désir
de promotion des principes libertaires (désir qui, nous le savons d'expérience,
se meut bien souvent en un souci identitaire de promotion de " l'organisation
"). Et, au passage, de voir si le clivage entre les deux CNT correspondait
à une différence de prévalence de l'une ou l'autre de ces
exigences.
II. Deuxième problématique : jusqu'à quel
point les militants des syndicats alternatifs ont-ils été obligés
de composer avec les règles de la paix sociale capitaliste ? Quels outils
légaux mis à leur disposition ont-ils pu exploiter sans remettre
en cause les intentions de départ ? À l'inverse, en quoi ont-ils
dû faire des compromis qui ont d'une manière ou d'une autre aliéné
les exigences du début ?
III. En quoi le syndicalisme est-il un outil
au service des luttes plus efficace que de simples collectifs créés
pour la lutte et disparaissant avec elle ? En d'autres termes, en quoi est-il
important de disposer d'une structure stable assurant une continuité militante
dans le temps et l'espace ? Plus précisément, l'outil syndical a-t-il
contribué : a) à défendre plus efficacement des intérêts
des travailleurs dans ce système ? b) à promouvoir l'auto-organisation
? c) à renforcer la solidarité intercatégorielle ?
A
l'écoute des interviewés...
… des réflexions nouvelles
nous sont venues en tête.
Il nous est apparu qu'aux yeux des "
sudistes " de conviction révolutionnaire, le caractère radical
des syndicats dépend pour beaucoup des positions qu'il affiche et des engagements
concrets qu'il prend sur une série de problèmes de société
(non immédiatement ou non exclusivement liés à la défense
des adhérents). Du coup, ces militants apparaissent moins critiques vis-à-vis
des phénomènes d'" affichage " que les syndicalistes surtout
soucieux de défense collective immédiate. Ce qui fait naître
une nouvelle question : en quoi un syndicat selon le cœur des révolutionnaires
sudistes diffère-t-il d'une organisation politique ?
Concernant
les CNT, nous avons pu observer plusieurs façons différentes de
concilier les deux exigences citées plus haut, y compris chez deux militants
de la même CNT-F. Et même si les convictions semblent plus fermes
quant aux pratiques syndicales à adopter chez les militants de la CNT-AIT
(dont le témoignage trouve ses limites dans le fait qu'a surtout été
évoquée leur expérience locale, très peu le fonctionnement
de leur structure à l'échelle nationale), nous avons retrouvé
la même difficulté à trouver le juste équilibre entre
efficacité dans la défense collective et promotion des principes
libertaires. Ce qui nous renforce dans l'idée que la scission de 1993 a
figé des camps qui étaient en fait tous deux traversés de
contradictions similaires, inhérentes au choix anarcho-syndicaliste contemporain
et que l'on pourrait résumer ainsi : faire vivre, dans un capitalisme ayant
appris à intégrer, des positions qui ont fait leurs preuves à
l'époque d'un capitalisme qui savait surtout réprimer.
De façon
très schématique, on pourrait dire que la CNT-F s'est trouvée
confrontée aux difficultés et contradictions de la pratique du syndicalisme
(notamment dans le cas emblématique de la Comatec), tandis que la CNT-AIT
s'est investie dans une activité plus proche de la diffusion des principes
anarcho-syndicalistes, évitant les écueils inhérents à
l'activité syndicale d'entreprise. La première a essayé de
faire passer un message d'ouverture sur la société (et y est en
partie parvenue entre les grèves de décembre 1995 et les journées
de mai 2000), empruntant la voie qui pourrait l'amener à devenir une organisation
d'adhérents ; la deuxième a axé son message sur la fidélité
aux principes, restant essentiellement une organisation de militants.
Concernant
la question de " l'utilité " spécifique de la structure
syndicale, nous avons tout d'abord constaté que le souci principal de tous
ou presque tous les militants sollicités était que leur syndicat
serve à faire avancer la cause des luttes. Du coup, nous avons compris
que les questionnements ne pouvaient être les mêmes entre les périodes
de hautes eaux et de basses eaux, car, selon que l'on est dans un contexte de
forte mobilisation, de mouvement ou au contraire de reflux des luttes, les questions
relatives au rôle du syndicalisme alternatif ne sont pas les mêmes
: dans les périodes de creux des luttes, donc de repli sur la défense
individuelle, la question est plutôt de savoir ce qu'il permet que ne permet
pas le syndicalisme institutionnel ; dans les périodes de hautes eaux,
il s'agit en revanche de comprendre quels outils le syndicalisme alternatif fournit
pour faire évoluer favorablement un rapport de forces que ne fournirait
pas, dans un même contexte de lutte, un simple regroupement passager - comité
de grève, coordination ou comité de soutien.
Confrontés
à cette dernière question, les interviewés nous ont fait
des réponses qui nous ont surtout donné envie de creuser. Du coup,
il nous est venu à l'idée de prendre le problème par l'autre
bout en interrogeant ceux qui, tout en s'engageant dans le soutien à des
luttes opposant des salariés à leurs patrons, n'ont pas fait le
choix de l'outil syndical : à vos yeux, faites-vous malgré tout
du syndicalisme, et sinon qu'est-ce qui vous en différencie ?
Enfin,
une réflexion nous est venue après coup : au fond, le syndicalisme
alternatif " pragmatique ", représenté dans les SUD, en
partie dans la CNT-F et jusque dans les simples collectifs de lutte, ne se nourrit-il
pas surtout de l'abandon progressif par les syndicats institutionnels du travail
de défense sur le terrain des intérêts des travailleurs (et
notamment des plus fragiles) ? Et cet abandon n'est-il pas le corollaire de leur
subordination croissante aux intérêts capitalistes et étatiques,
mais aussi des pratiques bureaucratiques qui vont de pair ? Dans cette hypothèse,
et considérant que la défense organisée des travailleurs
risque d'être un besoin aussi longtemps que durera l'exploitation capitaliste,
" l'autre syndicalisme " est sans doute appelé à jouer
un rôle pendant encore longtemps, en dépit de ses difficultés
et de ses contradictions, en dépit aussi des multiples offres d'intégration
que le système choisit et choisira de lui faire sous une forme ou une autre.
Raison de plus pour vouloir y regarder de près.
L'éclairage
de l'étranger
Conformément à notre volonté
d'aller regarder chez le voisin ce qui s'y passe, à la fois par curiosité
internationaliste et pour trouver un éclairage indirect sur ce qui se passe
chez nous, nous avons demandé à un ami d'Espagne et un autre d'Italie
- deux pays de configuration syndicale proche de la nôtre - de nous dresser
un tableau du syndicalisme alternatif dans leurs pays respectifs. Leur regard
sur le phénomène porte évidemment la marque de leur expérience
passée, de leurs convictions et de leur pratique actuelle, et c'est aussi
leur intérêt.
Quant au dernier article du dossier, écrit
par le même auteur italien, nous avons choisi de l'introduire ici car il
nous a semblé proposer une réflexion utile sur une des maladies
graves dont souffre le syndicalisme alternatif, ici comme ailleurs, tout en proposant
de chercher remède dans les principes d'organisation libertaires. Une réflexion
élaborée de l'intérieur du corps malade, mais exempte de
tout fatalisme et tout désabusement.
Notes :
Notre article sur " L'expérience des collectifs de solidarité
parisiens " publié dans notre numéro 1 nous vaut, semble-t-il,
un certain ostracisme de la part de militants de la CNT-F, dont l'image n'est
pas sortie grandie du récit de la grève des Frog Pubs. Rappelons
pourtant que nous nous sommes contentés dans cet article de relater des
faits, hors de toute volonté polémique, et que, dans notre esprit,
ce récit détaillé était fait pour faire avancer la
réflexion critique - y compris, et peut-être même en priorité,
chez les cénétistes.
Précisons que nous ne sommes pas allés chercher du côté
des syndicats qui ont fait le choix de se constituer sur des bases corporatistes,
même si nous savons que la logique corporatiste a présidé
à la naissance de plusieurs syndicats aujourd'hui membres du regroupement
Solidaires. Cette logique, sur laquelle nous serons peut-être amenés
à nous pencher un jour, nous a paru en effet étrangère à
l'objet de ce dossier.
Nous avons une dette importante à l'égard de l'entretien avec Yann
Brault : "Au Sud rien
de nouveau", réalisé par L'Oiseau Tempête, qui nous a inspiré
ce travail.
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